éditions

VIGDOR
 
 
 

 

LE TESTAMENT DE LITTRÉ

 

Émile Littré

   

  Qu'il me soit permis de donner ce titre à l'ensemble des deux textes ici réunis par les éditions Vigdor. Littré, septuagénaire et souffrant déjà cruellement des maladies qui devaient l'emporter, les a écrits après l'achèvement et la publication de son dictionnaire. Il revient sur son passé de lexicographe en adoptant deux points de vue bien différents.

  Dans La Pathologie verbale ou lésions de certains mots dans le cours de l'usage il présente par ordre alphabétique un certain nombre de mots dont il n'a pas pu, dans les limites des articles de son dictionnaire, commenter l'évolution, selon lui hors normes. Nous y voyons l'esprit de l'auteur aux prises avec la réalité linguistique et ses préoccupations bien différentes de celles des linguistes d'aujourd'hui.

  Dans Comment j'ai fait mon Dictionnaire de la langue française, ouvrage autobiographique, nous le voyons aux prises avec les contingences de la vie quotidienne et de la vie nationale, dans l'accomplissement de son grand travail.

  Les deux textes ont un intérêt historique. Le second a, en plus et surtout, celui d'être, sans aucune ostentation, une grande leçon de méthode, de probité intellectuelle, de modestie, de discipline de vie, de courage, qui a valeur d'éternité.

  Le titre même de Pathologie verbale révèle que Littré, qui fut médecin et éditeur d'Hippocrate avant d'être lexicographe, a un point de vue normatif ; il ne se contente pas de constater, il juge du bien et du mal en matière de lexique. Et il en juge d'un point de vue essentiellement étymologique. Les cas qu'il relève sont des cas de contradiction entre l'usage, qu'il est bien obligé d'accepter, et l'histoire.

  Aujourd'hui, le monument historique qu'est le Dictionnaire de Littré, est encore visité par le public cultivé en tant que grand trésor de citations de la langue classique, mais plus du tout pour ses étymologies, en grande partie controuvées par les recherches ultérieures. Ainsi il rattache avoué à la famille de votum et non de vox et ignore que c'est un doublet d'avocat. Le mot doublet qu'il aurait pu employer dans son article sur chétif et captif ne fait pas partie de sa terminologie passablement différente de celle qui a cours aujourd'hui. S'il emploie les mots lexicographe et lexicographie, il n'utilise pas, par exemple, le mot polysémie et emploie la locution mots à significations multiples pour ceux que ceux que nous appelons polysèmes.

  On trouve dans l'article Épiloguer cette prise de position très claire :  « Les mots ne nous appartiennent pas ; ils proviennent non de notre fonds, mais d'une tradition. Nous ne pouvons en faire sans réserve ce que nous voulons, ni les séparer de leur nature propre pour les transformer en purs signes de convention. On est donc toujours en droit de rechercher, dans les remaniements que l'usage leur inflige, ce qui reste, si peu que ce soit, de leur acception primordiale et organique. ». Donc, selon Littré, sont bons et sains les mots dont les divers sens peuvent sans trop de peine être rattachés à celui de leur étymon réel ou supposé, et malades lorsque un usage « inconsistant » s'est « mépris », a entériné de « fâcheuses déviations ». Ainsi, à propos du remplacement d'escondire par éconduire, Littré s'exclame « Le mal est fait ! » alors qu'il félicite le mot éclat de son excellente évolution sémantique, à la fois claire et hardie.

  On lira comme des curiosités ces réflexions, dont beaucoup sont aujourd'hui obsolètes, d'un très grand esprit du XIXe s.

  Et on constatera dans le second opuscule, que ce grand esprit, a eu la vie financièrement étroite d'une modeste bourgeoisie, et a subi le contrecoup des évènements de l'histoire. En 1848, alors que déjà, il « rassemblait paisiblement des exemples, » la crise financière consécutive à la révolution engloutit ses économies. Il ne suivit toutefois pas l'exemple de son éditeur, M. Hachette qui, commandant une compagnie de garde nationale, attaqua une barricade élevée en son quartier et « reçut une décharge qui le couvrit du sang de plusieurs de ses voisins. »

  Pendant la Commune, son appartement parisien situé au troisième étage d'un immeuble de la rue qui s'appelle aujourd'hui d'Assas fut à deux doigts de bruler avec son précieux contenu. Des caisses de documents soigneusement emballés , dont il n'avait pas été possible de prendre de doubles, ont voyagé entre Paris et la cave d'une maison de campagne située au Ménil le Roi en Seine et Oise où il travaillait au calme à la belle saison. Alors qu'il était réfugié en Bretagne avec sa femme et sa fille, les Allemands ont forcé la porte de cette maison et ne l'ont pas pillée, l'officier ayant seulement constaté, au dire d'un témoin, « Belle bibliothèque ! ».

  À l'époque, c'étaient les éditeurs qui jouaient le rôle du CNRS, et il faut reconnaître qu'ils avaient les coudées plus franches que ceux d'aujourd'hui. Pendant toute la durée de l'élaboration du dictionnaire, Littré a vécu des subventions de M. Hachette, soit 40.000 francs-or, ultérieurement remboursés sur les ventes de l'ouvrage qui connut rapidement un grand succès.

  Littré est à bien des points de vue un esprit moderne : il voit bien, avant Walter von Wartburg, l'intérêt de ce qu'il appelle les dictionnaires patois pour la science étymologique. Il a l'esprit d'équipe, ayant su réunir autour de lui un « atelier » de quelques collaborateurs savants et dévoués, dont sa femme et notamment sa fille, spécialiste de la recherche des citations mal référencées - car il ne laisse passer en ce domaine aucune négligence !

  Son cerveau fonctionne comme un ordinateur, mais il n'a pas d'ordinateur ; toute l'équipe écrit à la plume sur de petits carrés de papier qu'on ficèle en paquets et qu'on classe par ordre alphabétique. Les placards d'imprimerie sont lus, relus, et soigneusement corrigés avant le bon à tirer.

  Dans ces conditions, il mène une vie ascétique et rigoureusement réglée qui ne s'interrompt que pour un mois de vacances en Bretagne. Il se lève à 8 heures, travaille le matin, le soir et pendant la nuit jusqu'à trois heures. Au Ménil le Roi comme à Paris, aucune minute n'est perdue. Seuls les après-midi sont consacrés à la vie sociale : visites, séances de l'Académie des Inscriptions et belles-lettres auxquelles il est assidu, lecture du Journal des Savants. Après la guerre, il est élu député de Paris et ne manque aucune séance de l'Assemblée.

  Lorsque M. Hachette lui propose de changer la conception de son dictionnaire et de lui donner le nouveau titre de Dictionnaire étymologique, historique et grammatical de la langue française. Il demanda vingt-quatre heures de réflexion. « Ces vingt-quatre heures furent un temps d'angoisse ; je passai la nuit sans fermer l'œil, soupesant en idée le fardeau dont il s'agissait définitivement de me charger. La longueur de l'entreprise, qui, je le prévoyais, me mènerait jusqu'à la vieillesse, et la nécessité de la combiner, durant beaucoup d'années, avec les travaux qui me faisaient vivre, se jetaient en travers de ma résolution. Enfin, vers le matin, le courage prit le dessus. J'eus honte de reculer après m'être avancé. La séduction du plan que j'avais conçu fut la plus forte, et je signai le traité. »

  Cette « honte » et ce « courage », et la persévérance qui s'ensuivit sont un exemple pour tout être humain qui se sent la vocation de réaliser une grande œuvre.   

 

Jacqueline Picoche
professeure honoraire à l'Université de Picardie
(Amiens)